Comme chaque jour après le repas du midi, j’attends, assis à une table, parmi les autres soignants de la pièce. Je reste avachi sur mes coudes, le regard perdu sur une pile de documents. Je ne supporte plus mon tas de feuilles, gribouillées de schémas et de formules incompréhensibles. J’ai beau lire, toujours réviser, plus rien ne rentre. Faites Médecine, qu’il disait… Parfois je regrette. Pourtant, mon stage en psychiatrie est l’un de mes préférés, à la fois troublant et passionnant.
Depuis la salle de soins et à travers la baie vitrée du service, j’observe les patients. Beaucoup déambulent, comme des corps désœuvrés en pyjama bleu. Certains gardent la bouche ouverte, filet de bave aux lèvres, deux d’entre eux se chamaillent dans un coin pour une clope, d’autres jouent aux échecs avec des pions de Monopoly. La mascotte du groupe, un certain Éric, se balance sur son fauteuil en massacrant des couplets de Johnny à longueur de journée. Bienvenue dans le pavillon Winnicott, le plus ancien de l’hôpital, celui des patients dits chroniques.
— Jacques, j’ai encore un dossier à remplir et on va pouvoir y aller.
Je me tourne et vois Francis, l’interne en médecine. Assis à la table voisine, il garde le nez plongé dans un épais classeur. C’est mon tuteur de stage et le grand frère que je n’ai jamais eu. Chaque jour, je l’accompagne en entretien et nous écoutons les digressions d’un nouveau malade.
Aujourd’hui, c’est le tour de Thomas Rébarre, dont on m’a beaucoup parlé. Lui patiente déjà dans le couloir, debout à l’entrée de la salle de soins. Il fait les cent pas devant la porte et agite sa masse de boucles grisonnantes avec d’incessants hochements de tête. Ses yeux bleus exorbités ne clignent jamais. Si je ne savais pas qu’il est fou, je l’aurais deviné.
— C’est bon, je suis prêt, annonce Francis. Désolé pour l’attente. Le bureau numéro trois est ouvert.
L’interne se lève, moi aussi, et nous invitons monsieur Rébarre à passer devant. On longe un couloir tout en marchant quelques mètres derrière notre patient. Lui avance avec la démarche incertaine d’un lendemain de beuverie, traînant les pieds à chaque pas. Parfois, je me dis que si vous n’êtes pas encore malade, les médicaments s’en chargent.
Nous entrons dans le bureau numéro trois, la porte se ferme et chacun s’assoit autour de la table. Francis se tourne vers moi. Comme d’habitude, il parle le premier et nous voilà partis pour un nouvel entretien, face à une nouvelle tête.
— Bien, Jacques. Laisse-moi te présenter le Docteur Thomas Rébarre. Aujourd’hui, c’est lui qui va t’écouter.
Marc Éliam
C'est propre, c'est net, ça claque.
L univers de la psychiatrie bien décrit en quelques mots, univers dont les codes sont propres, dans un microcosme hors du temps. le dialogue intérieur plein de doutes de l étudiant, la posture de l interne et ce patient pas comme les autres pour le baptême du feu de Jacques. J ai été surprise par cette nouvelle.
Bravo
Belle écriture et description de l’ambiance et des personnages Quelle fin !!! C’est « fou » 😒
Belle écriture, belle chute, oui ça peut rendre fou de faire médecine !😂